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Traduction du tome 5.

Spirale mortelle.

 

I.

LA TÂCHE

 

La porte s’ouvrit et le Grand Prêtre Auron Tenebrae entra dans la pièce, sa robe tourbillonnant autour de son grand corps maigre. À sa droite se trouvait Quiver, un homme taciturne mais très généreux, qui portait des lunettes abîmées. À la gauche de Tenebrae, il y avait Craven, un flagorneur peu intelligent doué d’un talent surprenant pour obtenir les bonnes grâces de son supérieur. Solomon Suaire avait ces derniers temps beaucoup trop vu ces trois hommes.

– Suaire, dit Tenebrae, hochant la tête avec un air impérieux.

– Votre Éminence, répondit Suaire en s’inclinant. Que me vaut l’honneur de votre visite ?

– Pourquoi pensez-vous que nous sommes ici ? dit Craven, presque méprisant. Vous êtes en retard sur votre rapport. Pensiez-vous que le Grand Prêtre oublierait ? Le prenez-vous pour un imbécile ?

– Non, je ne le prends pas pour un imbécile, répliqua calmement Suaire, mais étant donné l’intelligence de l’homme qui l’accompagne, j’ai peur de ne pas pouvoir en dire autant de vous.

– Une insulte ! brailla Craven. Comment osez-vous ! Comment osez-vous être aussi désobligeant en présence du Grand Prêtre !

– Assez, vous deux, soupira Tenebrae. Vos perpétuelles disputes poussent ma patience à bout.

– Mes humbles excuses, dit immédiatement Craven en s’inclinant et fermant les yeux.

Sa lèvre inférieure était tremblante, et il était au bord des larmes — une performance magnifique, comme d’habitude.

– Veuillez m’excuser, dit Suaire.

– Malgré le fait que Craven dramatise les choses, reprit Tenebrae, il a tout à fait raison au sujet du retard que vous avez pris sur votre rapport. Comment Valkyrie Caïne progresse-t-elle dans ses études ?

– Elle apprend vite, répondit Suaire, et en ce qui concerne le côté pratique également. Le maniement des ombres est inné chez elle, et je la vois chaque fois s’améliorer.

– Et l’aspect philosophique ? demanda Quiver.

– Ça ne progresse pas aussi vite, admit Suaire. Elle ne semble pas du tout être intéressée par l’histoire ou les enseignements de l’Ordre. Cela va prendre un peu de temps pour qu’elle s’ouvre à tout ceci.

– Le squelette l’a déjà montée contre nous, fit Tenebrae avec amertume.

– Je crains que vous n’ayez raison. Mais je pense que cela en vaut la peine, et j’en suis encore convaincu.

– Le simple fait que la fille apprenne vite ne signifie pas qu’elle est le Pourvoyeur de mort, intervint Quiver.

– Quiver dit vrai, acquiesça Tenebrae.

Suaire fit de son mieux pour paraître humble et garda ses commentaires pour lui. Il avait cherché leur sauveur, celui qui à lui seul pourrait sauver le monde, durant la majeure partie de sa vie. Il connaissait très bien le danger des faux espoirs et des impasses — il en avait connu largement assez. Mais Valkyrie Caïne était différente. Il le sentait. Valkyrie Caïne était l’unique.

– Elle me trouble, dit Tenebrae. Si elle a du potentiel ? Absolument. Avec de l’entraînement et en étudiant, elle pourrait devenir la meilleure d’entre nous. Mais même le meilleur d’entre nous resterait encore bien loin d’être capable de ce que le Pourvoyeur de mort pourrait faire.

– Je vais continuer à travailler avec elle, dit Suaire. Dans deux ans, peut-être trois, nous devrions mieux comprendre de quoi elle est capable.

– Trois ans ? rit Tenebrae. Beaucoup de choses peuvent se produire en peu de temps, comme nous l’avons constaté. Serpine, Vengeous, la Diablerie. Oserons-nous prendre le risque d’être distraits par une erreur ? Pendant que nous sommes occupés à tester mademoiselle Caïne, l’un des disciples de Mevolent pourrait réellement venir à bout de ses objectifs insensés et ramener les Sans-Visages une bonne fois pour toutes. Et si, comme vous le craignez, Lord Vile revient pour tous nous punir ? Si cela se produit, nos plans sont inutiles. Il n’y aura plus aucun monde à sauver.

– Et que suggère Son Éminence ? demanda Suaire.

– Nous avons besoin de savoir si nous perdons notre temps avec elle.

– Un Sensible, affirma Craven.

– Nous avons essayé, rétorqua Suaire. Aucun de nos médiums n’était capable de nous dire quoi que ce soit.

– Lire le futur n’a jamais été un talent particulier de l’Ordre nécromancien, dit Tenebrae. Nos Sensibles manquent quelque peu d’expérience dans le domaine de la divination. Mais il y en a un autre dont j’ai entendu parler. Finbar quelque chose...

– Finbar Wrong, dit Suaire. Mais il connaît personnellement Valkyrie, il soulèverait trop de questions. Et même s’il ne la connaissait pas, je doute qu’il adhèrerait à notre cause. Comme je vous le rappelle, personne ne nous aime.

– Nous cherchons à tous les sauver ! aboya Craven, et le Grand Prêtre ne lui accorda cette fois pas la moindre attention.

– Le médium nous aidera, dit Tenebrae, et ensuite il ne se souviendra de rien. Suaire, je veux vous prendre le Capteur d’âmes et libérer le Vestige que nous y avons enfermé.

Le visage de Suaire pâlit.

– Votre Éminence, les Vestiges sont extrêmement dangereux...

– Oh, je compte sur votre habilité à gérer n’importe quelle situation, dit Tenebrae avec un vague geste de la main. Si le Vestige s’empare de Finbar et voit le futur de Valkyrie Caïne en tant que Pourvoyeur de mort, s’il la voit sauver le monde, nous pourrons ensuite nous assurer pleinement qu’elle réponde à son potentiel. S’il ne voit pas ce futur-là, nous l’oublions et continuons nos recherches.

– Mais utiliser le Vestige...

– Une fois que le travail sera fait, il retournera tout simplement dans le Capteur d’âmes. Quoi de plus facile ?

 

II.

LE DÉTECTIVE SOURIANT

 

Noël n’était que dans quelques jours, et toutes les maisons de cette rue de la banlieue de Dublin avait illuminé leurs fenêtres de décorations. Trois des voisins les plus compétitifs avaient rempli leurs petits jardins de Pères Noël scintillants et de rennes en train de gambader, et un idiot avait même enroulé un câble de lumières féériques autour du lampadaire devant sa porte. Il n’y avait pas de neige, mais la nuit était froide, et le gel se cramponnait à la ville comme des paillettes.

La large voiture qui s’était arrêtée devant une maison sans décoration était une Bentley r-type Continental 1954, une des seules des deux cent huit jamais conçues. C’était une voiture exquise avec des commodités modernes, adaptée aux besoins de son propriétaire. Elle était rapide, elle était puissante ; et si elle recevait la moindre secousse, elle s’effondrerait. C’était ce que le mécanicien avait dit. Il avait fait tout ce qu’il pouvait, avait usé de toutes ses connaissances et de toutes ses capacités pour tirer cette voiture de l’abîme tant de fois — mais la prochaine, avait-il dit, serait la dernière. Tout ce qui avait été utilisé pour la maintenir et lui faire retrouver sa forme correcte serait contrecarré. Le verre se briserait, le métal se romprait, le cadre se déformerait, les pneus éclateraient et le moteur se fissurerait. La seule façon d’éviter une complète et définitive catastrophe, avait dit le mécanicien, était de s’assurer de ne pas être dans la voiture lorsque cela arriverait.

Skully Fourbery sortit le premier. Grand et mince, il portait un costume bleu foncé et des gants noirs. Ses cheveux étaient bruns et ondulés, ses pommettes hautes et sa mâchoire carrée. Sa peau était légèrement cireuse et ses yeux ne semblaient pas capables de se concentrer, mais c’était un assez beau visage, tout compte fait. L’un de ses meilleurs.

Valkyrie Caïne sortit du côté du siège passager. Elle remonta la fermeture de sa veste noire, luttant contre le froid, et rejoignit Skully tandis qu’il se dirigeait vers la porte d’entrée. Elle le regarda et vit qu’il souriait.

– Arrêtez ça, soupira-t-elle.

– Arrêter quoi ? répondit Skully de sa voix de velours.

– Arrêtez de sourire. La personne à laquelle nous allons parler vit dans la seule maison sombre d’une rue illuminée. Ce n’est pas bon signe.

– Je n’avais pas réalisé que je souriais, dit-il.

Ils s’arrêtèrent face à la porte, et Skully fit un effort considérable pour modifier ses traits. Sa bouche se contracta vers le bas.

– Suis-je souriant, maintenant ?

– Non.

– Parfait, dit-il, et le sourire réapparut aussitôt.

Valkyrie lui tendit son chapeau.

– Pourquoi n’enlevez-vous pas la façade ? Vous n’en avez pas besoin ici.

– Tu es la première à me dire que je dois m’entraîner, dit-il, mais il glissa ses doigts gantés sous le col de sa chemise et toucha les symboles gravés sur ses clavicules. Le visage et les cheveux se rétractèrent sur sa tête, lui laissant un crâne luisant. Il revêtit son chapeau en un angle désinvolte.

– Est-ce mieux ? demanda-t-il.

– Beaucoup mieux.

– Bien.

Il frappa à la porte et sortit son arme

– Si quelqu’un nous pose la question, nous sommes d’effrayants chanteurs de Noël.

Chantonnant Good King Wenceslas, il frappa à nouveau, mais il n’y eut ni réponse ni lumière.

– Combien pariez-vous que tout le monde est mort ? demanda Valkyrie.

– Es-tu juste incroyablement pessimiste ou est-ce cet anneau qui te dit quelque chose ? demanda Skully.

L’anneau de Nécromancien était froid à son doigt, mais pas plus froid qu’habituellement.

– Il ne me dit rien. Je peux sentir la mort seulement lorsque je suis pratiquement sur le cadavre.

– Capacité étonnamment utile, je dois dire. Tiens ça.

Il lui tendit son revolver et s’accroupit pour crocheter la serrure. Elle regarda autour d’eux, mais il n’y avait personne.

– C’est peut-être un piège, lui dit-elle à voix basse.

– C’est peu probable, murmura-t-il. Les pièges sont souvent attirants.

– Cela pourrait être un piège répugnant.

– Cela reste une possibilité.

Le loquet céda et la porte s’ouvrit. Skully se redressa et reprit son arme.

– J’ai besoin d’une arme, souffla Valkyrie.

– Tu es une Élémentaliste avec un anneau de Nécromancien, entraînée à une variété d’arts martiaux par certains des meilleurs combattants au monde, souligna Skully. Je suis à peu près certain que tout cela te fait une arme.

– Je veux dire une arme comme vous en détenez. Vous avez un revolver, Tanith a une épée... Je veux un bâton.

– Je t’offrirai un bâton pour Noël.

Elle lui lança un regard noir tandis qu’il poussait la porte. Elle s’ouvrit silencieusement, sans même un vieil et inquiétant craquement. Skully entra le premier et Valkyrie le suivit, refermant la porte derrière eux. Il lui fallut un moment pour que ses yeux s’adaptassent à l’obscurité. Skully, qui n’avait pas d’yeux, ce qui réglait le problème, attendit qu’elle lui donnât une petite tape pour avancer. Ils traversèrent le salon, et elle lui fit un nouveau signe. Il la regarda, et elle désigna l’anneau. Il était animé d’une sorte d’énergie, froide et terrible, se nourrissant de la mort dans la pièce. Ils trouvèrent le premier corps étendu sur le canapé. Le suivant était affalé dans un coin, au milieu des décombres de ce qui avait été une table d’appoint. Skully observa attentivement chacun d’entre eux, puis secoua la tête en direction de Valkyrie. Aucun d’eux n’était l’homme qu’ils recherchaient. Ils se déplacèrent jusqu’à la cuisine, où ils trouvèrent un troisième corps, face contre terre. Si sa tête n’avait pas été tordue en un angle considérable, il aurait été en train de fixer le plafond. Une bouteille était couchée près de sa main, fracassée contre le carrelage. L’odeur de la bière était encore forte. Le reste du sol était jonché de cadavres. Ils se dirigèrent vers l’escalier. La première marche craqua, et Skully fit un pas en arrière. Il passa ses bras autour de la taille de Valkyrie, puis ils se soulevèrent dans l’air et évitèrent un corps sur le palier. C’était une femme, morte recroquevillée en position fÅ“tale. Il y avait trois chambres et une salle de bains. Celle-ci était vide, tout comme la première chambre qu’ils vérifièrent. Il y avait sur les murs de la deuxième chambre des traces de feu, ainsi qu’une autre femme morte à mi-chemin d’une fenêtre. Valkyrie devina que cette dernière était la responsable des marques sur les murs : elle avait voulu se défendre, puis avait tenté de courir. Aucune de ses tentatives n’avait porté ses fruits.

Il y avait une personne vivante dans la dernière chambre. Ils pouvaient l’entendre dans l’armoire, essayant de ne pas faire de bruit. Ils perçurent une respiration haletante au fur et à mesure qu’ils approchaient, puis il y eut un silence absolu durant treize secondes. Ce dernier prit fin par une ridicule et grande bouffée d’air. Skully posa sa main sur la crosse de son arme.

– Sortez, dit-il.

La garde-robe s’ouvrit brusquement et un fou hurlant se rua sur Valkyrie. Elle abaissa son bras, saisit sa chemise et plaqua sa hanche contre lui. Son cri devint un glapissement lorsqu’il heurta le sol.

– Ne me tuez pas, sanglota-t-il. Oh mon Dieu, s’il vous plaît, ne me tuez pas.

– Si vous m’aviez laissé finir, dit Skully, légèrement agacé, vous m’auriez entendu dire Â« Sortez, nous n’allons pas vous faire de mal. Â». Idiot.

– Il ne voulait probablement pas dire « idiot Â», dit Valkyrie à l’homme en pleurs. Nous faisons de notre mieux pour être aimables.

L’homme cligna des paupières pour chasser ses larmes, puis leva les yeux vers eux.

– Vous... Vous n’allez pas me tuer ?

– Non, répondit gentiment Valkyrie, à condition que vous essuyiez votre nez dès maintenant.

L’homme renifla dans sa manche et elle recula, tentant de ne pas frémir de dégoût. Il se releva.

– Vous êtes Skully Fourbery, dit-il. J’ai entendu parler de vous. Le Détective Squelette.

– Joyeux Noël et bonne année, acquiesça Skully. Voici ma partenaire, Valkyrie Caïne. Et vous êtes... ?

– Je m’appelle Ranajay. Je vis ici avec mes... avec mes amis. C’est vraiment bien, de vivre ici avec des gens normaux. On aimait vraiment vivre ici. Moi et mes... moi et mes amis...

Ranajay sembla commencer à sangloter de nouveau, alors Valkyrie fut rapide.

– Qui a fait ça ? Qui a tué tout le monde ?

– Je ne sais pas. Un grand homme. Il portait un masque et parlait avec un accent. Ses yeux étaient rouges.

– Que voulait-il ? demanda Skully.

– Il venait voir à un ami à moi.

Valkyrie fronça les sourcils.

– Éphraïm Tungsten ?

– Oui, dit Ranajay. Comment le savez-vous ?

– C’est à lui que nous voulons parler. Nous pensons qu’il a été en contact avec un tueur que nous recherchons depuis cinq mois.

– Davina Marr, n’est-ce pas ? Cette détective devenue mauvaise, qui a fait exploser le Sanctuaire ? C’est pour ça que cet homme recherchait aussi Éphraïm.

– Savez-vous si Marr a été en contact avec Éphraïm ? demanda Skully.

– Oh, oui. Elle l’a payé pour qu’il lui fasse une fausse identité et s’arrange pour la faire sortir du pays. C’est ce que fait Éphraïm. Quand des gens veulent disparaître, il s’en charge. Cette fois seulement, il n’a pas pu. Je pense qu’après avoir réalisé ce qu’elle avait fait, il ne voulait plus participer à cela. La détective, Marr, elle est allée chercher tout ce qu’elle avait payé après que le Sanctuaire a été détruit, mais il avait disparu. Elle a ravagé cet endroit jusqu’à trois fois dans le même mois pour le trouver. Je ne l’ai pas vu depuis. Je n’ai pas vu Éphraïm non plus. Nous pensions tous que l’endroit serait sûr si nous restions loin de lui, vous comprenez ?

– L’homme qui les a tués, dit Skully. Lui avez-vous dit où était Éphraïm ?

Ranajay secoua la tête.

– Je ne devais pas. Je savais ce qu’il voulait savoir. Je pense que c’est la seule raison pour laquelle il ne m’a pas tué. Éphraïm m’a dit, il y a longtemps, que la seule chose qu’il avait faite pour Marr était de mettre en place pour elle trois endroits pour qu’elle puisse rester près de la ville. C’est la seule information que l’homme voulait, savoir juste où Marr était restée.

– Pouvez-vous nous dire ce que sont ces trois endroits ?

– Le recherchez-vous ? demanda Ranajay.

– Notre priorité est Davina Marr, mais l’homme qui a tué vos amis est juste à la seconde place sur notre liste.

– Vous l’arrêterez ?

– Si nous le pouvons.

– Vous le tuerez ?

– Si nous le devons.

– Oui. Oui, je vais vous dire.

 

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