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Entre Christian Bobin et Emil M. Cioran.

La théorie du verre à moitié vide ou à moité plein.

 

En règle générale, il n’est pas question de « perception du bonheur », mais seulement de vision d’ensemble de ce que nous apporte la vie, et de ce qu’il est possible de tirer du monde, en gardant à l’esprit l’aspect immuable qu’est celui de la mort. À partir de fondements aussi crus, base même de toute réflexion et de tout questionnement humain, l’existence peut être appréhendée sous deux aspects manichéens : l’optimisme et le pessimisme, soit la théorie du verre à moitié vide ou à moitié plein.

Ces deux entités constituent les extrêmes les plus reculés de notre conception de la vie, de notre perception du bonheur. Retrouvée par-dessus tout en littérature, au cœur de la philosophie, cette division est parfois extrêmement frappante chez certains auteurs, pourtant tenus à l’écart des éternels « bien » et « mal ».

 

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Il est arrivé à Christian Bobin (1951 à nos jours), écrivain lumineux dont les écrits sautent à pieds joints entre nature et enfance, foi et poésie, de faire quelques fois appel au génie pessimiste d’Emil M. Cioran (1911 à 1995), le philosophe sceptique le plus intolérant de notre époque.

Quelle lumière dans l’œuvre de Bobin ? Ce dernier considère le verre à moitié plein à travers différents thèmes de la vie, comme par exemple l’enfance, l’innocence, la foi (très souvent religieuse), la nature, ou tout simplement la poésie. Il emprunte ainsi un chemin de moins en moins foulé de nos jours, celui de l’expression du bonheur et des petites joies existentielles. Bobin définit lui-même sa vie ainsi, dans La grande vie, son dernier roman : « J’aurais passé mes jours à regarder le reflet de la vie sur la rivière de papier blanc. Ce n’est pas ce qu’on appelle « vivre ». C’est beaucoup mieux. » Il clôt d’ailleurs ce livre sur l’espoir le plus explicite qui soit : « La poésie c’est la grande vie ».

Dans son ouvrage La lumière du monde, aux pages 44 et 45, Christian Bobin évoque, dans la deuxième partie de son livre « La joie sans cause », l’œuvre d’Emil M. Cioran, qu’il dit précieuse mais souvent incomprise. Il affirme, avec un optimisme assez déconcertant, que Cioran « croyait parler contre toute espérance » mais « libérait en réalité le champ de l’espérance réelle ». Bobin décrit donc Cioran, dont à travers le nihilisme il faut percevoir le bouddhisme, comme un chasseur d’illusion. Il l’oppose à Samuel Beckett (1906 à 1989), écrivain irlandais, « le néant planté en plein milieu de la pièce », ou encore à Charles Baudelaire (1821 à 1867). Cioran possède un don de désenchantement qu’il exploite avec une mélancolie désespérée mais aussi une douceur chagrinée splendide. Il termine d’ailleurs Pensées étranglées par une phrase dont la tristesse a été comme attendrie : « Nous sommes tous au fond d’un enfer dont chaque instant est un miracle. ». Cioran, insomniaque qui semble en proie à une terrible acédie, a le talent d’extirper le bonheur printanier de cette neige malheureuse dont parle Bobin.

 

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Cette « douceur chagrinée » présente en infime dose, presque implicitement, dans le scepticisme de Cioran, et rehaussant parfois d’un voile sombre les écrits de Bobin, crée le lien entre ces deux esprits que tout semble opposer. Les divisions les plus extrêmes recèlent toutes un pont vers leur inverse, aussi petit soit-il, car nulle chose n’est véritablement noire, ou véritablement blanche, et il s’agit toujours de relativiser.

Un artiste médiocre se retrouvera ainsi facilement dans un de ces extrêmes, sans aucun préavis, sans aucune alternative ou regard attentif vers la voie qu’il a dédaigné. Alfred de Musset (1810 à 1857) résume parfaitement cette idée dans sa pièce de théâtre Lorenzaccio, à la fin de la tirade du jeune peintre Tebaldeo : « Hélas ! les rêves des artistes médiocres sont des plantes difficiles à nourrir, et qu’on arrose de larmes bien amères pour les faire bien peu prospérer. » (Acte II, scène 2).

 

Maud & Emma.

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